Toute la ville de Morristown au Tennessee connaissait la petite voiture jaune qui faisait le bruit d'une machine à éclater le maïs. Pop pop pop pop pop...
J'étais avec mon grand-père, je devais avoir 5 ans, lorsque sa 93 a rendu l'âme sur la route entre l'Illinois et le Tennessee. Un pompiste pensant que mon grand-père était un peu étourdi, n'a pas versé le petit bidon d'huile dans le réservoir comme mon grand-père lui avait demandé. 100 metres plus loin de la station à essence, le moteur a grippé.
L'épave de la 93 est restée sur la ferme de mon grand-père pendant plusieurs décennies, envahie par des orties et le poison ivy. Souvent je jouais à l'intérieur, je refaisais ce voyage vers l'Illinois mais du haut de mes 10 ans, je n'arrivais pas à comprendre ce que ce pompiste a pu faire pour détruire la voiture tant aimée de mon grand-père. Décidément les SAAB n'étaient pas des voitures comme les autres.
Ce n'était pas la dernière SAAB de mon grand-père. Par contre, modèle après model, les SAAB sont montés en gamme et mon grand-père, un pauvre fermier de tabac, devais se contenter des modèles de plus en plus vieux. Sur la ferme il y a avait toujours au moins deux ou trois carcasses de Saab à moitié bricolées ou démontées. On avait du mal à se rappeler laquelle était supposée être en état de marche.
A 16 ans je mourrais d'envie d'aller passer mon permis de conduire. Le mois après l'examen, mon grand-père est arrivé à la maison au Kentucky avec une Saab 96 V4 verte de 1969, refaite à neuf. C'était en 1982. En espace de quelques semaines, j'avais le virus. J'étais un Saabiste et fier de ma "Inge".
C'est grâce à cette voiture que j'ai appris la mécanique. Changement de la boite de vitesse...au moins deux fois. Remplacement des joints de culasses - deux fois. Deux fois parce que, après avoir tout remonté, j'ai démarré le moteur, et tellement content de moi de l'avoir remis en marche, je n'ai pas fait attention en remettant le couvercle du filtre à air. Le petit écrou qui le tenait est tombé dans le carburateur, aspiré en moins d'une seconde. Après avoir re-démonté la première culasse, je l'ai retrouvé embouti dans un piston.
Ce petit écrou écrasé est resté sur mon porte-clés pendant des années, une sorte de porte-bonheur. Et le piston a continuer à tourner jusqu'au bout.
C'est la fin de mes études d'ingénieur et je pars pour la France, sans savoir que ça sera un départ définitif. Inge est resté à la ferme, lentement mais sûrement tombant dans un était dont je n'étais pas très fier. Jusqu'au jour de la mort de mon grand-père, quand la vieille dame a du partir dans le champ d'un autre "Saabiste fou" du coin, Wendell, pour petit à petit fondre en rouille.
La procession funèbre de mon grand-père, fermé par une SAAB 900, a clôturé un chapitre "Saab" de ma vie.
Quelques années plus tard, j'ai fait la connaissance de la mère de mon père biologique que je n'ai jamais connu. Quand j'ai appris le métier de son mari, de mon grand-père, j'avais du mal à le croire. Finalement ce n'est pas un virus, c'est génétique! Mon "autre" grand-père, que je n'ai jamais connu, a été concessionnaire SAAB.
Je me suis contenté de ces souvenirs nostalgiques jusqu'à l'approche de mes 40ans. Là - on regarde en arrière, on fait un état des lieux de ses rêves et on se dit que l'on mérite une petite récompense.
C'est justement à ce moment-là, le 24 décembre 2005 précisément, que j'ai déniché Viktoria. Noire profonde. Etat impeccable. Une dame raffinée, élégante, et frimeuse avec son turbo et son toit décapotable. En plus la souplesse de sa conduite sans embrayage a eu raison de mes réticences pour une boite Sensonic.
Un voyage à Barcelone en hiver et me voilà séduit. Me voici avec une méchante piqûre de rappelle, cette fois-ci je ne risque pas de m'en sortir. Je suis Saabiste à vie.
Eric à Lyon
